Espace de libertés – Septembre 2017

Libres ensemble

L’égalité homme-femme, ça se partage… aussi à la table des bistrots. Une fois par mois, les militantes de l’association bruxelloise AWSA (Arab Women’s solidarity Association) s’installent dans des bars où il n’y a pas une nana et discutent mixité avec la clientèle. Brèves de comptoirs.


Ce dimanche, une fois n’est pas coutume, c’est l’été à Bruxelles. La dizaine de femmes de l’association AWSA s’est donné rendez-vous à la sortie du métro Comtes de Flandre, à Molenbeek. Sur le parvis Saint-Jean-Baptiste, les caméras de CNN ont quitté les lieux depuis belle lurette. Mais l’air est doux et les terrasses pleines, à craquer. Les militantes poussent les tables et les chaises, avec l’aide du gérant et installent leur QG à la terrasse du café Avenida sous les regards interloqués des clients. AWSA est une association féministe, mixte et laïque qui travaille pour la liberté de choix des femmes arabes. Elle valorise leur apport intellectuel et culturel au travers d’actions conviviales. « Femmes au café » fait partie des plus médiatisées.

Girls just wanna have fun

« Pour moi c’est une façon positive d’entrer en dialogue avec les hommes qui habitent le quartier. De plus, c’est une manière très concrète de favoriser la visibilité des femmes dans l’espace public« , explique Fatma. Pour cet après-midi d’été, elle est venue avec une amie, Chadia qui, au départ, n’était pas très chaude. « Honnêtement, j’avais des réticences… Venir à Molenbeek, à ces terrasses de café où il n’y a pas une seule femme, j’avais peur que les choses se passent mal. Mais voilà, on s’est installées, on nous a regardées un peu et la vie reprend son cours« , commente la jeune femme qui a de la famille « dans le quartier ». Son amie Fatma de renchérir: « Si j’avais des oncles ou des gens de ma famille dans le quartier, peut-être que j’hésiterais. Il faut un sacré courage, quand même… » En effet, dans le quartier, l’opinion d’autrui sur ce que fait chacun semble dotée de superpouvoirs capables de refroidir les plus indépendantes des femmes. Et autour de la table, il y en a une sacrée brochette.

Amina fait partie de la chorale d’AWSA. C’est la deuxième fois qu’elle participe à un « Femmes au café ». « C’est l’occasion de revoir tout le monde et une façon, pour moi, d’oser franchir cet espace à la fois réservé et dominé par les hommes. Au Maroc, dans beaucoup de grandes villes, cette discrimination n’existe pas. Les femmes s’installent en terrasse sans que personne n’y prête attention. » Une opinion que Rihab nuance. « À Tanger, si je m’installais dans un café avec un bouquin, on ne me laissait pas tranquille. “Une jolie fille seule, elle cherche forcément quelque chose”, pensent les hommes« , explique-t-elle. « J’ai été choquée, en arrivant à Bruxelles, de voir que cela puisse exister aussi dans un pays européen. J’avais pas mal d’appréhensions sur cette idée de “Femmes au café”. Mais au fil des actions, j’ai réalisé que derrière ces hommes d’apparence macho, il y a des humains avec leurs fragilités, leur sensibilité. Et qu’on pouvait dialoguer avec eux. » Autour de cette table, outre la mixité, d’autres mélanges opèrent. Car sont rassemblées ici des femmes arabes éduquées et libres. Des femmes souvent invisibles aux terrasses des cafés de Molenbeek, mais aussi au JT du soir…

© Françoise Raes

Le fait de s’asseoir « au café des hommes » constitue déjà un acte de résistance.

Les hommes savent pourquoi

Autour des thés à la menthe – meilleurs que partout ailleurs, disent-elles en cœur, une motivation de plus pour cette action! – tout le monde s’accorde sur le mantra: « féministe oui! Mais pas contre les hommes ». Comme si le mot par sa nature recélait une agressivité qu’il fallait tenir à bonne distance. Les hommes, donc, les voici pris gentiment à partie. Une ou deux femmes du groupe vont les voir à leur table, expliquent l’action, leur demandent leur avis. Certains – peu nombreux – rejoignent le groupe pour discuter. Questionnés sur le pourquoi de leur présence au café sans leur compagne, certains répondent que comme leur femme est musulmane, elle n’a pas le droit de venir au café. D’autres ont peur du qu’en-dira-t-on (comme quoi les femmes ne sont pas les seules!). À la terrasse du bar, religion et tradition s’entendent comme larrons en foire pour laisser les femmes à distance de la machine à expresso. D’autres clients considèrent que le lieu n’est pas assez bien pour leurs femmes et qu’ils leur manqueraient de respect en les emmenant là. AWSA organise des manifestations culturelles dans les cafés pour sortir les bars de leur jus patriarcal et favoriser la mixité autour d’un concert de la chorale ou d’une expo. C’est dans ce cadre que Nezha a fait l’expérience de ses premiers « Femmes au café ». « C’était un projet photographique sur les femmes dans l’espace urbain de Piano Fabriek et nous avons collaboré avec AWSA pour exposer ces portraits de femmes aussi dans des cafés. Les hommes les plus âgés étaient très admiratifs et reconnaissants de les voir ainsi mises en valeurs, alors que les plus jeunes étaient indignés de voir le portrait de leurs mères aux cimaises. » Bref, il y a du boulot. « Dans les quartiers, ces terrasses occupées uniquement par des hommes, ça rétrécit l’espace public« , explique Mariem. « Est-ce qu’on a envie, nous les femmes, de vivre dans des endroits où on se sent mal? Non. Et je dis cela sans provocation« , poursuit la jeune femme qui travaille chez Awsa. « Quand on est assises comme ça« , poursuit sa collègue Alicia, « d’autres femmes nous voient et de ce simple fait, certaines, parfois, s’arrêtent, poussent la porte et s’assoient, elles aussi« . Des femmes assises. Au café. Heureuses d’être là. Ce n’est pas la révolution. C’est un pied dans la porte. Et l’air qui entre fait du bien à tout le monde.