Touchant les secteurs de la santé, de la finance, ou plus largement des droits démocratiques, plusieurs scandales ont mis en avant la figure du lanceur d’alerte. Ces citoyens contribuent au meilleur fonctionnement de nos sociétés, quitte à en payer le prix fort…
S’il intervient régulièrement sur le devant de la scène médiatique internationale au travers de personnalités comme celles d’Edward Snowden, avec sa dénonciation des écoutes généralisées de la NSA, d’Antoine Deltour lors du LuxLeaks ou d’Irène Frachon avec le scandale sanitaire du Mediator, le terme de « lanceur d’alerte » est loin d’être récent. Aux États-Unis et dans le monde anglo-saxon en général, le terme utilisé est celui de « whistleblower », qui désigne avant tout celui qui entend donner un coup d’arrêt à une action illégale ou irrégulière. Dans le monde francophone, il apparaît à la fin des années 90, suite aux travaux de Francis Chateauraynaud et Didier Torny dans leur essai, Les Sombres Précurseurs. Les deux sociologues français définissent le lanceur d’alerte comme étant une personne qui estime avoir découvert des éléments qu’il considère comme menaçants pour l’homme, la société, l’économie ou l’environnement. De manière désintéressée, il décide de les porter à la connaissance d’instances officielles, d’associations ou de médias, souvent contre l’avis de sa hiérarchie. Ni espion, ni taupe, ni alarmiste, ni délateur, le lanceur d’alerte agit en tant que citoyen et pour ce qu’il considère être le bien commun.
Le lanceur d’alerte remplit une fonction universelle qui consiste à éviter que le pire ne se produise.
Cela dit, la naissance de l’expression ne signifie pas qu’il n’y avait rien avant. « De tout temps, toute organisation a fait face à des alertes et il y a toujours eu des personnes pour jouer le rôle de guetteur. En cela, le lanceur d’alerte remplit une fonction universelle qui consiste à éviter que le pire ne se produise« , explique Francis Chateauraynaud dans un entretien récent accordé à Libération. « On semble parfois penser qu’il y aurait une identité du lanceur d’alerte, une sorte de profil sociologique, psychologique ou politique. Or, toute entité qui concourt au fonctionnement d’un monde social peut prendre, à tout moment, la place du lanceur d’alerte« , ajoute le sociologue pour qui le fait que l’on en parle plus aujourd’hui est surtout un symptôme de vulnérabilité. Plusieurs phénomènes se sont conjugués qui ont donné aux processus d’alerte une place de plus en plus importante: « d’abord, la multiplication des affaires et des catastrophes de grande ampleur. Ensuite, on enregistre une vulnérabilité croissante des systèmes techniques et des organisations face à des processus de rupture dont la réalisation est lente et insidieuse, et dont on ne perçoit qu’après-coup ou tardivement la logique« , poursuit-il.
Lanceur d’alerte: un statut peu enviable
Si les lanceurs d’alerte jouissent d’une légitimité publique plus grande, leur action reste néanmoins risquée, tant pour leur santé financière ou physique, leur réputation, la tranquillité de leur vie ou leur sécurité personnelle. En venant contrarier les logiques institutionnelles, les intérêts économiques ou politiques, les lanceurs d’alerte se retrouvent seuls face à des « machines de guerre » disposant de moyens puissants et d’une armée d’avocats pour réduire leurs adversaires au silence. En témoigne le LuxLeaks où Antoine Delcour, employé par le cabinet de consultants PricewaterhouseCooper, a été condamné pour avoir transmis au journaliste Edouard Perrin des documents confidentiels de l’administration du Grand-Duché de Luxembourg qui met en lumière des accords anticipés, ce qui permettait aux multinationales de se soustraire à l’impôt.
Un cadre inégal
Le combat de ces citoyens reste trop souvent inégal face à une législation internationale, à l’instar de la directive européenne sur le secret des affaires, qui protège fort efficacement les intérêts des multinationales. D’après Transparency International, une soixantaine de pays disposent d’une législation couvrant les lanceurs d’alerte dont sept seulement sont équipés de dispositifs solides. La législation la plus complète à ce jour sur la protection des lanceurs d’alerte est le Public Interest Disclosure Act voté en 1998 au Royaume-Uni. Le Conseil de l’Europe estime ainsi que cette législation « semble tenir lieu d’exemple dans ce domaine du droit« .
C’est d’ailleurs au Conseil de l’Europe que le lanceur d’alerte a été défini en 2014 comme étant « toute personne qui révèle des informations concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou privé. » De même qu’un lanceur d’alerte n’est ni un imprécateur, ni un corbeau, l’alerte elle-même n’est ni une rumeur, ni une calomnie mais, selon le Conseil de l’Europe, « une information concernant des menaces ou un préjudice pour l’intérêt général » connue de la personne qui la diffuse dans le contexte de sa relation de travail, dans le secteur public ou dans le secteur privé. Loin d’être simplement allégué, le fait évoqué doit pouvoir être attesté par des éléments matériels et des preuves.
De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois rendu des arrêts à ce propos. La Cour octroie la qualification de lanceur d’alerte quand cinq critères sont rassemblés: l’information est authentique; elle sert l’intérêt général; toutes les possibilités de faire connaître autrement ces infos ont été épuisées; l’intérêt de ces infos est supérieur au préjudice causé à l’entreprise ou à l’association; l’information est divulguée et diffusée de bonne foi. Quand elle juge, elle se base sur l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme consacrant le droit à la liberté d’expression et le droit à l’information.
Mais seule la reconnaissance d’un droit d’alerter pourra mener à la protection réelle du lanceur d’alerte. C’est tout le combat que mène l’ONG de lutte contre la corruption, Transparency International, pour protéger les lanceurs d’alerte en réclamant une loi unique, avec des procédures et des canaux sécurisés, pour tous les lanceurs d’alerte; une agence indépendante en charge de recueillir et de traiter les alertes, en apportant une aide juridique et financière à leurs auteurs ; la confidentialité et si nécessaire l’anonymat; des sanctions pénales à l’encontre des entraves au signalement et des représailles exercées. Pour cette association comme pour d’autres, à l’instar de la plateforme internationale des lanceurs d’alerte, la reconnaissance d’un statut cohérent et unifié du lanceur d’alerte constitue une étape importante dans la lutte contre les délits transnationaux à laquelle contribuent de manière irremplaçable ces citoyens, le plus souvent à leurs risques et périls.
Intérêt public et impératif démocratique
Sans les lanceurs d’alerte, on n’aurait jamais rien su des effets secondaires cachés du Mediator, ni des procédés des multinationales créant des sociétés offshore pour échapper à l’impôt comme l’ont révélé les Panama Papers. « En rendant tangibles des atteintes, réelles ou potentielles, les lanceurs d’alerte parviennent à déconfiner leur cause, ce qui produit des effets sur les institutions, en créant les conditions d’une “explosion médiatique” et d’une “mise sur l’agenda politique” pour utiliser des expressions courantes en matière de gestion de crises« , soulignent les sociologues Chateauraynaud et Torny. Selon eux, ces changements engagent des formes inédites de prise de parole et de débat public, la mise en place de standards d’action et de jugement (expertise collective, traçabilité, principe de précaution, etc.). « Ces transformations produisent, en retour, des modifications tangibles dans la manière dont émergent et perdurent les problèmes publics et, partant, interviennent dans les processus de décision politique« , estiment-ils.
Plus que la médiatisation de quelques faits d’armes dans la lutte contre la corruption, la fraude fiscale ou les risques sanitaires, l’impératif est un engagement plus déterminé en faveur des conditions nécessaires pour que des citoyens puissent exercer un devoir d’alerte vis-à-vis de pratiques nuisant à l’intérêt général et à nos démocraties.