Espace de libertés – Septembre 2017

Directeur de prison: l’homme-orchestre


Libres ensemble

Comme la plupart des cadres de l’administration publique, les pratiques quotidiennes des membres d’une équipe de direction pénitentiaire sont essentiellement axées sur des choix décisionnels qui requièrent des savoirs analytiques, juridiques, politiques, managériaux, psychologiques et éthiques. Une articulation complexe!


La gestion de la détention caractérise le « cœur du métier » des directeurs de prison. Elle s’accomplit via diverses pratiques: rapports disciplinaires, visites des détenus punis et placés en cellule nue, signatures de divers documents (billets d’écrou, citations à comparaître, décisions de la chambre du conseil, etc.), réponses aux nombreux courriers de détenus et d’avocats, vérification des listes de visiteurs, rédaction et transmission d’avis pour la Direction de Gestion de la Détention (DGD) et le Tribunal de l’application des peines (TAP). Ces tâches nécessitent une bonne connaissance des détenus et de leurs dossiers. Et, surtout, des lois pénitentiaires du 12 janvier 2005 et du 17 mai 2006, des règles concernant les motivations d’actes administratifs, du droit de la procédure pénale, du droit de la défense sociale, etc. La coordination des activités pédagogiques (les cours), des formations professionnelles et du travail effectué par les détenus (travail domestique et gestion des ateliers), de même que la prise en charge de l’urgence (tentatives d’évasions, suicides, émeutes, etc.) font également partie de la gestion de la détention. La connaissance des détenus, du personnel et de l’établissement (la culture organisationnelle locale), tout comme celle, plus technique, de la règle (le code pénal, les notes de service, les procédures disciplinaires) complètent l’expertise singulière accumulée, au fil des années de travail, par chaque directeur.

Une profession méconnue et aux enjeux multiples

Si le contexte de travail des équipes de direction se caractérise par de nombreuses contraintes, des zones d’incertitude existent également: elles se logent autant dans les interstices des innombrables sources de règles (lois, décrets, circulaires, arrêtés, notes de services et autres règlements d’ordre intérieur) que dans l’imprévisibilité des comportements individuels et collectifs des détenus (organisation des mouvements, évasions, émeutes, violence, [tentatives de] suicide, etc.) et des agents (arrêt de travail, blocage des activités, absentéisme, etc.). Elles se caractérisent aussi par la nécessité de coopérer avec des associations, des autorités locales, la police, leur administration, le ministre de la Justice et d’autres ministères. En plus d’être incertaines, ces relations de coopération visent à résoudre d’autres zones d’incertitude urgentes, quelquefois routinières (annulation d’activités ou de visites, rapports disciplinaires), d’autres moins (grèves, émeutes, évasions, suicides). C’est précisément dans ces situations saturées de contraintes complexes et rigides que leur légitimité, leur image et celle de leur établissement sont en jeu. C’est là que la majorité des directeurs révèlent leur capacité à articuler, en situation, les contraintes et à créer ou saisir instantanément certaines opportunités.

De la bonne décision

En détention, le moindre « événement » nécessite en effet des décisions rapides et singulières. Tous les acteurs se tournent alors vers le chef d’établissement, le directeur de garde ou un autre membre de l’équipe de direction. Leurs décisions reposent généralement sur leur – parfois maigre – expérience, sur leur « feeling », mais aussi sur leur propre connaissance des règles et de la culture organisationnelle locale. La décision de cette directrice illustre ce type de situation: « Aujourd’hui, on est en sous-effectif. Ce matin, j’avais un détenu à emmener à l’hôpital. Le médecin avait diagnostiqué une crise d’appendicite avec risques d’aggravation. La question était de savoir si j’allais envoyer le détenu à l’hôpital seul avec un surveillant, ou bien avec deux surveillants comme le prévoit la procédure, au risque de déforcer les équipes sur place. J’ai choisi de ne pas suivre le règlement: un seul surveillant. Sinon, j’étais forcée d’annuler des mouvements, donc des activités. Or les détenus ont le droit de suivre des activités qui se font de plus en plus rares, et aussi d’être soignés. » Que faire? Prendre la responsabilité d’envoyer un seul agent (irrégularité formelle) ou d’en envoyer deux (accroître la situation de sous-encadrement, les risques de désordres, la suppression d’activités pour les autres détenus)?

Le récit de ce directeur illustre encore une décision prise dans une situation différente: « Lundi soir, j’étais de garde. Un détenu se barricade dans sa cellule. En tant que directeur, je suis responsable de la sécurité et de la vie du détenu. Je suis conscient de la dangerosité qu’il représente pour lui-même et pour les agents. J’avais le choix entre deux options: attendre que le détenu se calme, seul dans sa cellule, mais il risquait alors d’attenter à ses jours; ou bien en intervenant de manière musclée, sans savoir quelles seront les conséquences de l’intervention pour les hommes et pour le détenu. J’ai donné un rapide coup de fil au chef d’établissement. On a choisi d’intervenir en force. Mais le détenu avait enlevé la lunette des toilettes de sa cellule. Il l’a fracassée sur la tête d’un agent. L’agent a perdu un œil. »

Prise de conscience

Ces deux décisions ne consistent pas – ou pas principalement – à appliquer mécaniquement des routines ou des savoirs scientifiques. Face à des problèmes singuliers et complexes, les directeurs prennent des décisions qui comportent parfois une forte dimension de pari : leur travail est alors conjecturel, parce qu’il porte sur une réalité qui échappe à toute maîtrise systématique.

Finalement, le métier de directeur de prison est encore peu étudié – surtout dans le monde francophone. Étonnant: ils ne sont pas formés – contrairement à leurs homologues français dotés d’une formation de base rémunérée durant deux années à l’ENAP – et peu conscients des diverses formes de savoirs mobilisées au quotidien dans leur travail. Le fait de qualifier leurs pratiques quotidiennes de « décisionnelles » permet de relativiser le constat récurent par lequel ils regrettent de « ne pas/plus avoir de pouvoir ». Enfin, ce processus de recherche a encouragé l’administration centrale à se préoccuper du rôle spécifique des directeurs de prison via la mise sur pied d’un cycle de formation continue à destination des chefs d’établissement, et bientôt, des membres des équipes de direction francophones.