Espace de libertés – Octobre 2017

Chili – Un premier pas en avant vers le droit à l’IVG


International

Le droit à l’avortement existait au Chili depuis 1931 mais le dictateur Augusto Pinochet l’avait complètement abrogé en 1989. Retrouver un droit partiel a été l’objet d’une âpre bataille. L’Église catholique et les conservateurs n’ont pas renoncé à rétablir l’interdiction totale.


« Aujourd’hui, les femmes ont gagné, la démocratie a gagné et le Chili a gagné »s’est exclamée Michelle Bachelet, la présidente chilienne, ce 21 août 2017. Ce jour-là, le Tribunal constitutionnel chilien valide la dépénalisation partielle de l’avortement, après 28 ans de lutte. L’IVG est désormais autorisée dans trois cas : si la mère est en danger de mort, si le fœtus n’est pas viable et si la grossesse est le résultat d’un viol. La candidate socialiste Michelle Bachelet en avait fait l’une de ses promesses majeures lors de la campagne pour sa réélection à la présidence du Chili en 2013.

Marché noir et femmes enchaînées

En 2013 et 2014, deux sordides faits divers relancent le débat en faveur de la dépénalisation de l’avortement. Une fillette de 11 ans, violée à de multiples reprises par son beau-père, est enceinte et ne peut pas avorter. Une autre fille de 13 ans, victime de viol, est obligée de mener sa grossesse à terme alors que le fœtus est atteint d’une grave malformation cardiaque. Le bébé mourra quelques heures après sa naissance.

Les femmes qui avortent risquent 3 ans de prison. Les médecins et infirmiers, eux, peuvent être condamnés jusqu’à 5 ans de prison. Pourtant, le Chili détient le triste record du taux d’interruption volontaire de grossesse le plus élevé d’Amérique latine. Selon la doctoresse Maria Isabel Matamala Vivaldi, figure du mouvement féministe, entre 70 000 et 120 000 femmes prennent le risque d’un avortement clandestin chaque année, au Chili.

Un marché noir organisé depuis les pays voisins procure des pilules abortives qui se négocient au prix fort, entre l’équivalent de 55 et 165 euros. De nombreuses femmes chiliennes meurent encore des suites de complications et beaucoup gardent des séquelles à vie. Et celles qui se rendent à l’hôpital quand l’avortement a mal tourné sont souvent dans un état grave. Elles subissent alors un interrogatoire et un traitement brutal, et elles sont souvent dénoncées aux autorités. Elles sont même parfois enchaînées au lit en attendant la police.

Une Église catholique aux relais puissants

Depuis 1990 et le lent retour à la démocratie, pas moins de dix projets de loi ont été déposés au Congrès, sans jamais aboutir. Il a fallu les cas des deux fillettes violées et plusieurs manifestations des associations féministes pour qu’un projet de loi soit enfin déposé au Congrès, début 2015. Pas moins de 135 organisations de la société civile, parmi lesquelles Amnesty International, ont lutté contre l’opposition des groupes conservateurs d’extrême droite et de l’Église catholique.

L’Église est notamment montée au créneau par l’intermédiaire de l’Université pontificale du Chili. Cette institution possède UC Christus, le réseau de santé privé le plus important du Chili. Son recteur, Ignacio Sanchez, a déclaré sans ambages que si la loi était adoptée, les 1 200 médecins du réseau ne l’appliqueraient pas.

L’opposition à un avortement thérapeutique, même en cas de viol, bénéficie de relais au sein même de la coalition gouvernementale. La Démocratie chrétienne, qui a pourtant adhéré au programme de la candidate Bachelet en 2013, a annoncé que plus des deux tiers de ses députés allaient voter contre le projet de loi. Quant aux parlementaires de droite, ils ont saisi le Tribunal constitutionnel au motif que le texte portait atteinte au droit à la vie qui figure dans la Constitution.

Une course contre la montre

Plusieurs mois de débats houleux ont été nécessaires pour y parvenir. Un travail souvent interrompu par des insultes proférées par des activistes religieux évangélistes et des groupes conservateurs qui considèrent l’avortement comme un assassinat. Certains membres de la droite continuent à dire qu’en cas de viol, « il faudrait consulter le violeur pour savoir s’il est d’accord ou pas sur l’avortement, car il est le père ». Selon une enquête récente, 71 % des Chilien.ne.s sont favorables à la loi. Mais seulement 15 % sont pour une libéralisation totale de l’IVG.

Le temps jouait néanmoins contre les partisans de la loi de dépénalisation partielle. Le Tribunal constitutionnel devait décider de la recevabilité du recours le mardi 8 août. Une course contre la montre s’était engagée pour les défenseurs du droit des femmes car le futur président du Tribunal, Ivan Arostica, un conservateur opposé à la légalisation de l’IVG, devait prendre ses fonctions le 30 août. Sa voix pouvait tout faire basculer.

Et puis, le mandat de la présidente Michelle Bachelet se termine à la fin de l’année et l’opposition de droite est favorite dans les sondages. Pour rappel, Michelle Bachelet, pédiatre de formation, divorcée, agnostique, ministre de la Santé de 2000 à 2002, avait déjà inscrit le droit à l’avortement dans le programme de son premier mandat présidentiel entre 2006 et 2010.

Des féministes inquiètes

Certes, la date du 21 août 2017 est à marquer d’une pierre blanche dans le combat féministe. Mais cette conquête sociale reste encore incertaine. Non seulement elle ne concerne que 2 % des femmes qui recourent à un avortement, puisque la loi ne le permet que dans trois cas bien précis, mais elle est aussi fragilisée dès le départ.

Le Tribunal constitutionnel a validé l’objection de conscience pour les médecins, chirurgiens, et même toute l’équipe médicale. La présidente du collège des médecins, Izkia Siches, craint  que cette extension de l’objection de conscience constitue une obstruction à l’application de la loi. Dans cette optique, pour les féministes militantes, ce sont les médecins et les juges qui décideront toujours à la place des femmes.

Une vingtaine de pays dans le monde

En Amérique latine, cinq pays interdisent encore totalement l’IVG : le Salvador, le Nicaragua, le Suriname, Haïti et la République dominicaine. La liberté d’avorter sans devoir donner de justification existe seulement à Cuba depuis 1965, dans la ville de Mexico depuis 2007 et en Uruguay depuis 2012. Ailleurs dans le monde, une quinzaine de pays interdisent totalement l’avortement, essentiellement en Afrique.