Espace de libertés – Octobre 2017

L’Allemagne face au défi de l’intégration


International

Avec l’arrivée de plus d’un million de réfugiés en 2015 et 2016, l’Allemagne est confrontée à un énorme défi d’intégration. L’entrée de l’extrême droite  à l’Assemblée fédérale est un revers pour les démocrates, alors que le pays a changé radicalement ses positions sur l’immigration depuis 20 ans.


L’entrée de l’extrême droite comme troisième force politique à l’Assemblée fédérale (Bundestag) est un choc en Allemagne. C’est surtout un avertissement aux partis établis et notamment aux conservateurs. « L’AfD (Alternative pour l’Allemagne) remplit un vide laissé par le parti chrétien-démocrate (CDU) d’Angela Merkel. Les conservateurs ne peuvent plus se permettre d’ignorer les inquiétudes de la population », prévient Markus Linden, politologue à l’université de Trèves et spécialiste des questions d’intégration.

D’après l’Office fédéral des statistiques, la République fédérale comptait en 2016, pour la première fois de son histoire, plus de 10 millions d’étrangers et plus de 18 millions de citoyens d’origine étrangère. En 20 ans, l’Allemagne a changé de visage. Les enfants d’immigrés ont accédé à des postes à responsabilité. Cem Özdemir, dont les parents étaient des immigrés turcs, est aujourd’hui coprésident du parti écologiste (Die Grünen) et tête de liste aux élections. Aydan Özoğuz, fille de Gastarbeiter (1) d’Istanbul, est ministre d’État déléguée à l’Intégration dans le gouvernement Merkel.

Les élections du 24 septembre le prouvent : l’immigration est devenue le premier sujet de préoccupation des Allemands. La grande majorité a voté pour une politique d’intégration et pour le respect du droit d’asile. « Mais la peur de l’islam, attisée par l’extrême droite, risque dorénavant d’être un frein à la politique d’intégration », estime ­Markus Linden.

L’immigration est devenue le premier sujet de préoccupation des Allemands.

Retour de manivelle

Si les conservateurs se disputent pour savoir s’il faut limiter à 200 000 par an le nombre de demandeurs d’asile entrant en Allemagne, ils s’alignent sur les autres partis (sociaux-démocrates, gauche protestataire, libéraux ou écologistes). « À part l’AfD, tous les partis ont le même programme, à quelques nuances près », constate Oskar Niedermayer, politologue à l’Université libre de Berlin.

« Le rapport des Allemands aux étrangers a beaucoup changé au cours des vingt dernières années », résume Markus Linden. « L’Allemagne ne mène plus une politique d’immigration, mais une politique d’intégration », ajoute-t-il. « Souvenez-vous des années 1990, marquées par la xénophobie et un rejet massif des migrants », rappelle Anetta Kahane, présidente de la Fondation Amadeu Antonio, une ONG qui lutte contre le racisme et l’antisémitisme. À l’époque, l’Allemagne avait déjà accueilli des centaines de milliers de demandeurs d’asile. « Mais l’atmosphère était très différente. Les journaux populaires, notamment, menaient des campagnes de haine contre les étrangers », se souvient Safter Çinar, président de l’association des Turcs de la région Berlin-Brandebourg (TBB). « Ce n’est plus le cas », ajoute-t-il.

La générosité plutôt que la haine

Alors que le chômage dépassait les 20 % dans certaines régions de l’ancienne RDA, les attaques des néonazis qui brûlaient des centres de réfugiés en 1992 à Rostock sous  les applaudissements de la population et la passivité de la police avaient choqué le monde entier. Les Allemands ne voulaient pas revoir ces images de haine en 2015 lors de l’arrivée d’un million de réfugiés. « La vague de générosité de 2015 a été une réponse à cette violence », estime Gülistan Gürbey, spécialiste de l’intégration à l’Université libre de Berlin. « Il y a 25 ans, on parquait les enfants dans des “classes de réfugiés” en attendant leur retour au pays. Aujourd’hui, ils apprennent l’allemand dans des “classes de bienvenue” », explique Çilem Akar, une Berlinoise d’origine kurde qui aide des migrants, comme des milliers d’autres Berlinoises issues de l’immigration.

L’intégration, une conviction absolue

Les conservateurs, qui ont affirmé pendant 40 ans que l’Allemagne n’était « pas un pays d’immigration », ont complètement changé d’avis. Même l’aile bavaroise et ultraconservatrice du parti chrétien-démocrate (CSU) préconise aujourd’hui l’intégration. « Les immigrés sont devenus des interlocuteurs », constate Safter Çinar.

Réforme du Code de la nationalité avec introduction du droit du sol, reconnaissance officielle de l’islam comme une religion appartenant à la culture allemande, construction de mosquées, accès plus facile des Allemands d’origine étrangère aux services publics… « Même s’il reste beaucoup de choses à faire, il y a eu d’énormes progrès », se félicite Samy Charchira, pédagogue membre de la Conférence sur l’islam, initiée par le gouvernement pour discuter de la place des musulmans en Allemagne. « Nous avons ouvert cinq centres de recherches universitaires sur l’islam dans les dix dernières années. Les théologiens musulmans sont formés pour qu’ils parlent en allemand et non plus en arabe et en turc », explique-t-il.

Une nécessité économique

« L’Allemagne fait beaucoup pour l’intégration. Cet investissement est très précieux car le pays a besoin d’immigration », confirme Panu Poutvaara, spécialiste des migrations à l’Institut de conjoncture de Munich. L’économie allemande tourne à plein régime et les entreprises manquent de bras. « Notre marché de l’emploi est très demandeur », répète l’Agence fédérale pour l’emploi. Lorsque la génération du baby-boom partira à la retraite, le problème va encore s’accentuer. Selon une étude de la Fondation Bertelsmann, le pays aura besoin d’au moins 500 000 immigrés par an d’ici 2050. Dans ce contexte économique très favorable, les réfugiés pourraient résoudre en partie le problème de la pénurie de main-d’œuvre et du vieillissement démographique.

Actuellement, plus de 700 000 postes sont vacants en Allemagne contre 300 000 en 2009. Sans une immigration massive, le « made in Germany » mais aussi le système des retraites par répartition sont menacés sur le long terme, préviennent les chefs d’entreprise. « L’Allemagne doit abandonner l’idée qu’une immigration issue de l’Union européenne sera suffisante. Cela ne suffira pas », insiste Jörg Dräger, président de la Fondation Bertelsmann, auteur d’une étude sur l’immigration.

Pour réussir cette politique d’immigration, il faut donc répondre d’urgence aux inquiétudes de la population. Pour le comédien et travailleur social Selim Çinar, dont les parents turcs sont arrivés comme Gastarbeiter dans les années 1960, le défi n’est donc pas seulement celui de l’intégration : « On envoie des réfugiés dans les villes d’Allemagne de l’Est où les habitants n’ont jamais connu d’immigration. Il faut préparer les gens à ce genre de situation pour leur enlever la peur de l’étranger », prévient-il. Sinon, l’extrême droite continuera à gagner du terrain.

 


(1) Terme désignant les travailleurs immigrés «invités» par l’Allemagne durant les années 1960.