Une interview de Pascal Chabot
Dans son livre « Exister, résister », le philosophe Pascal Chabot s’interroge sur le tourbillon qui traverse nos sociétés et laisse l’homme impuissant à l’heure de la numérisation, de la financiarisation outrancière et de l’attrait populiste. Il en ressort un plaidoyer éclairant pour remettre l’humain au cœur du système.
Espace de Libertés : Vous revenez sur la notion de système, si souvent évoquée dans le discours ambiant. À vos yeux, il est, avant d’être un monstre idéologique, une création technique. Vous en parlez comme d’une structure délimitée par des vitres, proposant des sièges que les plus adaptés d’entre nous occupent derrière des écrans.
Pascal Chabot : Ces constituants sont emblématiques du système face auquel les humains adaptent leurs vies, en fonctionnant de manière duale : on ne peut être que d’un côté ou de l’autre. Les vitres deviennent souvent des frontières infranchissables, semblables à des murs de verre, qui isolent autant qu’ils excluent. Il manque aussi tant de places et d’emplois, de lieux où l’individu pourrait se sentir investi d’un rôle à jouer. Quant aux écrans, ils accélèrent nos existences et les rendent frénétiques et éclatées. De la sorte, l’objet transforme l’humain en orientant sa quête. Cette transformation impose aussi des mutations intellectuelles. Il ne s’agit ni de critiquer le système, ni de le disculper, mais de montrer qu’il est profondément souffrant et que cette souffrance déclenche des forces qui se retournent contre lui.
Résister, c’est d’abord comprendre : tel est le rôle de la philosophie.
C’est la raison pour laquelle notre époque doit penser ces forces ?
En effet, le système est la résultante des puissances qui le façonnent : circulation, numérisation, financiarisation s’exercent sur les êtres et les choses et sont au fondement du mode d’existence contemporain. Notre époque a trop masqué, sous la notion commode de système, des processus déterminants, qu’elle ne remarque plus tant ils lui semblent naturels et intangibles. La politique n’est alors plus possible, entendue comme art des rapports de force. Si tout n’est que contrôle et communication, les débats sur les directions à suivre comme les divergences sur les politiques à mener disparaissent derrière le savoir d’experts qui pensent qu’une régulation fine du système suffira à lui permettre de garder le cap. Il faut réfléchir autrement : c’est en méditant sur les forces en présence, sur leurs rapports, sur les résistances et les déformations qu’elles peuvent opposer ou subir, que l’on pourra s’extraire de cette mentalité gestionnaire. Une tâche urgente et difficile.
Par ailleurs, ces forces nouvelles, comme la numérisation ou la financiarisation, transcendent les catégories avec lesquelles la pensée occidentale opère depuis les Grecs…
Elles produisent des bouleversements majeurs. En quelques années, elles se sont imposées en reconfigurant la structure d’un monde qu’elles dominent et qu’elles font muter. Les forces ont changé de nature pour des raisons qui tiennent autant à la technique qu’à l’économie et à la démographie. Les stratégies régulatrices anciennes ne peuvent y faire face. Le fait contemporain, c’est le déploiement sans précédent de la force, la transformation rapide du monde, l’omniprésence de l’énergie, le culte de la puissance et de l’intensité ainsi que le retour politique de discours populistes, voire martiaux. C’est la raison pour laquelle j’appelle ces forces des ultraforces, terme qui dénote la puissance en acte. Il désigne ainsi un phénomène devenu disproportionné par rapport à la perception humaine.
Avec des individus perdus dans ces nouveaux rapports de force ?
Tout à fait. C’est la première des grandes mutations qu’impose le passage des forces aux ultraforces. Leur effet est toujours de cliver la réalité à laquelle elles s’appliquent : les hommes sont ainsi pris dans ces jeux de forces. Ils sont redistribués en deux camps, celui des agents de l’ultraforce et celui de ceux qui auront à la subir. Les premiers sont du côté prometteur de l’histoire, mais à côté de ces servants de la force, se trouvent ceux qui la subissent sans l’avoir désiré. Ceux-là constituent l’immense majorité.
Vous parlez même d’un anti-rapport imposé par ces ultraforces.
La ruse de l’ultraforce est de ne pas apparaître comme une relation. Elle n’est pas le fruit d’un dialogue. Elle n’est pas un pouvoir politique parmi d’autres : elle s’impose sans négociation, régit sans discussion, règne sans État. Le rapport est à sens unique : il se réduit à une suite d’actions émanant toujours du plus puissant. Elle n’a pas de maître : les grandes banques systémiques ou les colosses du numérique ne sont pas réputés recevoir des ordres ailleurs. Avec pour conséquence un sentiment d’impuissance, ou du moins de difficulté d’agir, qui impose sa tonalité particulière à la vie politique contemporaine, alimentant le doute sur les capacités des social-démocraties à faire face aux défis posés par les mutations rapides du monde.
Et cet anti-rapport engendre une surenchère des forces dont une des incarnations est le populisme…
Les ultraforces du système, qu’elles soient de financiarisation ou de numérisation, suscitent des vocations chez d’autres ultraforces, d’antisystème cette fois. Le populisme en fait partie. Entre elles se dévoile une surenchère mimétique, l’une se nourrissant des frustrations que l’autre engendre, l’autre profitant des dérégulations que l’une met en place pour encore mieux cliver les êtres.
Face à cette surenchère, quel peut être le rôle de la philosophie ?
D’oser une pensée perplexe pour préciser ces relations de l’individu au système. Qu’il le veuille ou non, l’homme est le spectateur inoffensif de logiques qui le dépassent. Les individus méritent mieux que les réductions que produisent sur eux le système et les forces. C’est pourquoi il faut construire une théorie de ce qu’ils sont, parce que le besoin se fait sentir de préciser les relations de l’individu avec le système technocapitaliste qui le constitue, le transforme, le protège ou le détruit. Résister, c’est d’abord comprendre : tel est le rôle de la philosophie. Et c’est en parlant de l’humain que la philosophie est la plus créatrice.