Auteur prolifique, philosophe et chroniqueur auprès de différents journaux français, Roger-Pol Droit récuse la « philobonheur ». Comme l’affirmait Nietzsche: « Le propre de la vie, c’est de dire oui à la totalité. » Et d’avancer dans l’espace libéré par la double éviction du bonheur et du malheur, dans une approche très bouddhiste. Explications.
Espace de Libertés: Vous avez écrit: La philosophie ne fait pas le bonheur. Vous n’êtes pas tout à fait d’accord avec ce lieu commun de la « philobonheur » ?
Roger-Pol Droit (1) : Non, en tout cas avec la forme qu’a prise aujourd’hui ce que j’appelle cette « philobonheur », parce qu’on nous explique à longueur de magazines, d’émissions, de publications que, finalement, la philosophie aurait comme principal objectif de rendre les hommes heureux, puisque tous le désirent. Épicure, le premier, disait: « La philosophie a pour objectif, par des discours et des raisonnements, de nous rendre heureux en chassant nos craintes, la peur de la mort, en nous assurant la sérénité par la raison. » Sauf que chez les anciens, ce n’était pas garanti. Les stoïciens disent même que le Sage n’est peut-être qu’une fiction et que jamais aucun homme n’a atteint cet idéal. Le bonheur constituait une sérénité de l’âme. Ce n’était pas un bien-être qui élimine, comme le nôtre aujourd’hui, le négatif. Je n’y crois pas une seconde. Je pense que le travail du philosophe consiste plutôt à critiquer ce type d’illusions. Kant nous explique que le bonheur n’est pas une idée philosophique, puisque finalement, chacun s’en fait sa propre cuisine et son image. Et puis, Nietzsche, duquel je me sens très proche, avance que, finalement, le propre de la vie, c’est de dire oui à la totalité. Cela ne signifie pas qu’il faut aimer la souffrance, qu’il faut souhaiter le malheur, mais que dire oui à la vie, à l’amitié, à la jouissance, au plaisir, à la beauté, à l’extase, à l’amour, c’est aussi forcément dire oui à la trahison, à la saloperie, à la cruauté, à l’horreur. Parce qu’il n’y a qu’un seul lot. Ma conviction, c’est que nous devons perpétuellement nous efforcer de combattre le négatif, de minimiser la misère, la maladie ou l’horreur. Mais que l’idée d’un monde « bisounours » dans lequel tout cela aurait disparu et où nous pourrions, parce que nous allons positiver, transformer le monde juste en transformant nos idées, il me semble que c’est une illusion.
Vous êtes opposé à cette idée d’un bonheur obligatoire et coercitif?
Oui, il faudrait, aujourd’hui, être heureux tout le temps et partout, au lit, au travail, à table… Cette obligation d’euphorie est évidemment illusoire. C’est comme s’il s’agissait d’anesthésier les êtres humains pour les empêcher de voir la face négative du monde ou sa dureté. Il s’agit, à mon avis, d’une forme de totalitarisme doux, heureux, où l’on a l’obligation de sourire en permanence et où des dimensions aussi profondément humaines de l’existence que l’inquiétude, le malheur et la tristesse deviennent en quelque sorte non seulement malvenues, mais obscènes, inconvenantes.
S’agit-il d’une spécificité occidentale? Vous êtes un spécialiste de la pensée indienne. Retrouve-t-on cette forme d’imposition du bonheur en Asie?
C’est profondément différent parce qu’il y a, dans le bouddhisme en particulier, l’idée de trouver une forme de sérénité. Mais celle-ci met à l’écart, aussi bien le malheur, que ce que nous appelons le bonheur comme l’euphorie, la réussite… Autrement dit, le bouddhisme, c’est essentiellement la voie du milieu. Pas du tout comme un juste milieu qui serait en quelque sorte le point entre les antagonismes, mais en mettant à l’écart les choses opposées. Il s’agirait finalement de mettre le bonheur et le malheur à l’écart et d’avancer dans l’espace qui est libéré par cette double éviction.
Comment expliquez-vous que certains s’excluent du « nous » collectif, de l’empathie? Je pense évidemment aux « barbares » d’aujourd’hui, aux dictateurs, aux tragédies de l’histoire.
Prenons deux figures distinctes, mais qui ont en commun de pouvoir tuer un enfant en le regardant dans les yeux: c’est le nazi dirigeant un camp d’extermination ou le djihadiste de Daesh tuant une petite Yezidie. Il s’agit d’une rupture fondamentale de ce lien affectif et immédiat qui nous relie. Mais au nom de quoi ? Finalement, la barbarie, c’est de pouvoir faire cela, c’est-à-dire de vitrifier quelque chose de profondément humain en soi au nom d’une vérité qui est supposée justifier ce geste. Je crois que le nazi, le djihadiste et bien d’autres éprouvent de l’émotion, se disent qu’ils font quelque chose qui les répugne. Sinon, ce ne serait pas des humains, mais des robots tueurs. Mais ils se sentent finalement autorisés, et même justifiés, pire, glorifiés, dans le fait d’accomplir cette horreur, parce qu’il y a une vérité supérieure, que ce soit le triomphe de la race aryenne ou le califat mondial, qui vient justifier le pire.
La réalité est toujours faite de lumière et d’ombre.
Dans votre livre Ma philo perso de A à Z, vous revenez sur cette idée d’effondrement des civilisations sur la base des travaux de l’intellectuel américain Jared Diamond. Quel regard portez-vous sur ces voix relativement pessimistes qui disent que « nous risquons une catastrophe » ?
Je pense qu’il y a une grande différence entre « nous risquons » et « nous y allons forcément ». (rires) Il est vrai que si elle ne fait pas attention, l’humanité peut périr. Mais elle peut risquer de périr x fois au cours de son histoire. L’idée que nous allons nécessairement dans le mur et que, forcément, l’avenir est sombre, est une idée aujourd’hui dominante, mais qui est très étrange. Il me semble que nous devons bien évidemment tous prendre la mesure des risques et des décisions, non seulement individuelles, mais aussi politiques et collectives pour empêcher des catastrophes. Mais que nous ne devons pas être dans la pensée permanente d’une hantise des apocalypses. Johan Norberg, un historien de l’économie, vient de publier un livre que j’ai trouvé tout à fait passionnant, Non, ce n’était pas mieux avant !, qui souligne ce point. Je crois que l’on oublie qu’alors que 40 % de l’humanité vivait sous le seuil de pauvreté voilà 20 ans, il n’y en a plus que 14 %. Autrement dit, 800 millions d’êtres humains sont sortis du seuil de pauvreté depuis 20 ans. Qui le sait ? Qui le dit ? Quand vous interviewez, aujourd’hui, les gens dans la rue, si vous leur demandez si depuis 20 ans, l’appauvrissement de l’humanité s’est aggravé, a stagné ou s’est amélioré, tout le monde dit qu’il s’est aggravé. Beaucoup de gens sont convaincus que les choses vont de plus en plus mal. Je crois qu’il y a des dangers, mais il faut aussi comprendre que la réalité est toujours faite de lumière et d’ombre. Croire que tout le monde peut être heureux tout le temps est la même chose que de s’imaginer que les pires des maux nous attendent nécessairement. Ni l’un ni l’autre n’est vrai.
Quels sont les philosophes qui vous inspirent le plus aujourd’hui ?
Je ne cesse de lire et de relire Nietzche. Je crois qu’il y a encore énormément de choses à y puiser, à découvrir. Vous savez, Nietzche, c’est un philosophe difficile. Je ne crois pas l’avoir compris avant au moins la trentaine. Quand je le lisais jeune, je ne comprenais rien. Je n’entrais pas dedans, en quelque sorte. Or, c’est un philosophe de la perspective, c’est-à-dire que l’on a l’impression qu’il se contredit, qu’il dit à une page l’inverse de ce qu’il formule à la page précédente. Si on a cette impression, on se dit « il est fou » ou « il raconte n’importe quoi ». Alors qu’il faut penser à la façon dont il se promenait. C’est la même chose en montagne : vous ne voyez pas du sommet la même chose que quand vous êtes dans la vallée : vous voyez le village dont vous êtes parti en tout petit et quand vous êtes dans le village, vous voyez les pics en haut. C’est la même chose dans la pensée. Selon l’endroit où l’on se situe et selon la démarche que l’on suit, on a un point de vue différent et c’est ce perspectivisme-là, chez Nietzche, qui me paraît le plus utile, le plus intéressant, le plus multiple et le plus fécond.
(1) Interview réalisée en juin dernier lors de la conférence organisée par le CAL de Charleroi.