Un certain nombre d’initiatives citoyennes se déroulent sur la scène locale. Elles sont souvent liées à des objectifs de durabilité, porteuses de changements et de nouveaux paradigmes sociétaux. Mais cette « démocratie du faire », parfois réunie sous la coupole des initiatives dites de transition, contribue-t-elle à un réel changement?
Face à la problématique du réchauffement climatique et au manque de réelle mise en place de solutions permettant d’enrayer cette tendance, une nouvelle grammaire de la transition s’impose peu à peu. Elle part de l’hypothèse que l’action locale, conduite au départ d’initiatives d’hommes et de femmes ordinaires, en lien avec les collectivités publiques et acteurs économiques locaux, représente un potentiel considérable pour la transition, qui n’a été jusqu’à présent que trop faiblement exploité et soutenu.
La transition ainsi conçue présente trois caractéristiques, étroitement liées entre elles. Premièrement, elle mise sur l’innovation sociale, et non plus seulement sur l’innovation technique. Ceci signifie que les nouvelles manières de produire, de consommer, de se déplacer ou d’occuper ses loisirs vont tenir une place décisive. Il s’agit ici d’encourager chacun à agir, à faire preuve de réflexivité, à s’interroger enfin sur la manière dont il ou elle peut, dans son environnement immédiat, contribuer à faire évoluer un modèle de société.
Deuxièmement, cette transition citoyenne repose sur les motivations intrinsèques des acteurs sociaux, sans plus se contenter d’incitants externes. Elle mise sur les récompenses « inhérentes » que le comportement pro-environnemental amène pour les individus qui l’adoptent, non seulement le plaisir d’apprendre et de contribuer à l’action collective et au changement, mais également la convivialité qui accompagne l’action conduite avec d’autres. Le tout, en conformité avec les valeurs que l’on professe.
Le nouveau récit de la transition par l’innovation sociale doit s’inscrire dans la gouvernance multiniveaux qui est aujourd’hui la nôtre.
Agir d’en bas
Troisièmement, cette transition citoyenne mise sur l’expérimentation locale et territoriale. Dans les versions classiques de la conduite de la transition écologique, les solutions venaient d’en haut et du centre, des experts, des administrations, des élus. Ici elles viennent d’en bas, à travers une quête décentralisée dans l’ensemble de la société : au sein des écoles, des entreprises, des administrations, jusque dans les foyers. La cohérence et la mise sur pied d’un cadre qui facilite la transition et l’accompagne ne sera pas à rechercher dans l’imposition de solutions homogénéisantes, mais dans des politiques publiques au service de l’innovation locale, correspondant aux circonstances, aux ressources et aux motivations des acteurs du territoire concerné. En outre, au lieu que la transition soit conçue de manière sectorialisée et envisagée séparément, par exemple, en matière d’agriculture et d’alimentation, d’énergie ou de mobilité, elle sera conduite à l’échelle d’un territoire qui se met en mouvement dans plusieurs secteurs à la fois. Conséquences : les transformations respectives se renforcent mutuellement, créant ainsi les conditions d’un changement de cap culturel.
Des villes en mouvement
Ce nouveau récit de la transition n’est pas utopique. C’est à lui que se rapportent aujourd’hui de nombreuses municipalités qui s’inscrivent dans ce mouvement, en encourageant des partenariats entre citoyens, entreprises, et autorités publiques. La Ville de Totnes, en Angleterre, a lancé en 2006 le mouvement des « villes en transition », qui a fait largement école depuis. En Irlande, le bourg de Cloughjordan s’est défini comme « écovillage » depuis 1999 et soutient ses habitants dans leur volonté de mettre en œuvre des modes de vie à faible impact écologique, par exemple par des logements conçus pour un meilleur rendement énergétique ou par le développement de chaînes alimentaires courtes. Copenhague, Fribourg, et beaucoup d’autres villes à travers l’Union européenne, ont adopté des plans de développement durable et redessinent les systèmes de transport, les circuits alimentaires ou le traitement des déchets, afin de réduire leur empreinte écologique. Un rapport publié en 2013 par l’Association européenne pour l’information sur le développement local (AEIDL) recensait 2 000 initiatives de cette sorte à travers treize États membres de l’Union européenne ; un « Cadre de référence pour les villes durables » (Reference Framework for Sustainable Cities – RFSC) intègre plus de 60 villes à travers 23 États membres de l’Union européenne, qui ont en commun de vouloir appuyer cette transition. Et en octobre 2015, le pacte de Milan pour des politiques alimentaires urbaines engageait les représentants de dizaines de villes à travers le monde à mettre sur pied des systèmes alimentaires locaux durables et résilients : ce sont plus de 130 villes qui ont aujourd’hui pris des engagements en ce sens.
Choisir d’autres indicateurs de prospérité
La recherche de modes de vie durables passe par la définition d’autres indicateurs de prospérité.
S’il veut fournir une véritable voie de sortie, permettant de s’évader des verrouillages qui font encore obstacle au passage à une société bas-carbone, ce nouveau récit de la transition par l’innovation sociale doit surmonter deux obstacles majeurs.
Il doit d’abord proposer une alternative satisfaisante à l’approche macro-économique dominante, aujourd’hui focalisée sur le contrôle des déficits publics. On a suffisamment dénoncé l’obstacle à la croissance que constitue la généralisation des politiques d’austérité. Mais on a peut-être insuffisamment souligné que la recherche de modes de vie durables passe par la définition d’autres indicateurs de prospérité. La transition écologique appelle des investissements massifs, notamment en soutien d’initiatives locales, qui ne peuvent pas être assimilées à des « dépenses » dans l’évaluation des budgets publics.
Mais cela signifie aussi de faire de la lutte contre les inégalités une priorité. Les sociétés plus inégales sont moins bien outillées pour opérer la transition écologique. Plus les écarts de revenus sont grands, plus chacun veut s’élever au rang de celui qui le précède en consommant comme lui, et si possible, en le montrant. Une course sans fin !
Changer de gouvernance
Le nouveau récit de la transition par l’innovation sociale doit s’inscrire, ensuite, dans la gouvernance multiniveaux qui est aujourd’hui la nôtre. Héritage, à la fois de l’intégration européenne et des politiques de décentralisation menées dans la plupart des États européens depuis les années 1970. Les initiatives locales, conduites dans une perspective territoriale par une alliance d’acteurs d’un même « bassin de vie », peuvent nous aider à gagner la course de vitesse qui est engagée contre le saccage des écosystèmes. Mais ces initiatives ne pourront s’épanouir et se diffuser que si elles trouvent des relais à des niveaux plus élevés de gouvernance : ceux de l’État comme de l’Union européenne. C’est en assumant pleinement ce rôle, neuf il est vrai, que l’Europe peut se réinventer. Et par là, regagner auprès des citoyens une partie de la légitimité à la recherche de laquelle elle semble courir si désespérément.
L’Union européenne peut faire de la diversité un atout, si cette dernière permet d’accélérer l’apprentissage collectif, par la mise en réseau d’initiatives locales de transition. Elle peut encourager des structures de gouvernance participatives, qui multiplient les possibilités d’aller vers des modes de vie plus durables. Elle peut encourager le partage d’expériences et le dialogue entre gouvernements, inciter les États membres à consacrer une partie de leurs budgets à favoriser les expérimentations locales, ceci, avec une approche territoriale et intersectorielle de la transition, dans laquelle les politiques de mobilité, d’emploi, d’éducation, de logement et d’aménagement du territoire sont coordonnées. Le but : faire émerger des innovations pour aller vers des nouveaux modèles économiques, fondés sur l’économie circulaire, de la fonctionnalité ou du partage.
La transition citoyenne au départ de l’innovation sociale n’est pas un horizon lointain. Elle a déjà commencé. La question n’est plus de savoir si elle est possible, mais si nous saurons saisir la chance qu’elle présente. C’est l’enjeu de la nouvelle politique de la civilisation qu’il nous faut conduire.