C’est, nous rappelle Richard Miller dans un nouvel ouvrage décoiffant, la conviction de l’immense Milan Kundera, pour qui l’art de la représentation est l’un des marqueurs dominants de la culture européenne. Explication : depuis l’Antiquité, dans l’espace aujourd’hui appelé Europe, se serait développée une façon particulière de rendre compte de la réalité. Le théâtre et le roman grecs auraient ouvert une voie suivie ensuite par la littérature latine et le roman courtois médiéval, pour s’épanouir avec l’efflorescence des XVIIIe et XIXe siècles qui continue toujours avec vivacité aujourd’hui et qui, depuis, s’est imposée dans toutes les parties du monde. Les Européens auraient ainsi inventé une manière unique de prendre de la hauteur avec la condition humaine. C’est cette prise de distance qui serait à l’origine d’une capacité à penser la dignité individuelle et, partant, à atteindre un haut niveau de reconnaissance des droits et libertés. Encore plus remarquable, cette prise de distance serait passée par l’exploration sans limites de la « rencontre amoureuse ». En d’autres termes, le ressort amoureux – éternel moteur narratif, ô combien ! – serait le dénominateur commun de cette aventure cognitive et donnerait une saveur particulière à un trait culturel partagé par tous les Européens. Dès lors, la question existentielle européenne majeure ne serait plus vraiment « Qui suis-je ? » mais bien « Comment être à la hauteur de la rencontre avec l’Autre ? » On le comprend, la thèse du député libéral, ancien ministre de la Culture et de l’Audiovisuel de la Communauté française, spécialiste de COBRA et docteur en philosophie de l’ULB, est hardie. Originale en tout cas. Mais elle constitue peut-être bien l’ébauche d’une piste inédite pour une nouvelle vision de l’Europe, de son identité et donc de son destin. « Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es », affirme donc Richard Miller. Si l’on est séduit par l’audace de la thèse, il faut malgré tout se poser une autre question : l’Europe possède-t-elle vraiment cette « exception romanesque » qui en ferait réellement un lieu unique dans l’aventure cognitive humaine ? Ce n’est pas lieu d’entrer dans le détail mais qu’on nous permette juste de pointer que dans d’autres régions du monde comme la Chine, l’Inde ou le Japon, pour n’en citer que trois, de gigantesques littératures multimillénaires existent également et qu’elles possèdent sans nul doute leurs caractéristiques propres. Alors, l’Europe ferait-elle « culturellement exception » ? Ce ne serait pas la première fois, mais…
Des idées et des mots