Les soubresauts du Brexit et des élections américaines ont-ils donné le départ d’une nouvelle course: celle des antisystèmes? Se proclamer « antisystème » constitue-t-il un gage de garantie de succès électoral? Le phénomène mérite une analyse plus approfondie, au-delà du simple effet de mode.
Un vent nouveau, en provenance des antisystèmes, souffle sans complexe sur les dernières élections de la planète. Le référendum britannique ayant par exemple misé sur le rejet du système européen et du gouvernement établi de David Cameron. C’est également à coups de provocations et de dénonciations incessantes du « système truqué » que Trump a accédé à la Maison-Blanche. En France, lors des élections présidentielles, les primaires ont d’emblée écarté les candidats les plus apparentés au système institué de leur parti. Du coup, les quatre candidats favoris pour le premier tour ont ensuite orienté leur campagne en s’assimilant aux antisystèmes, hors du système ou victimes du système.
Et comme la vie politique française déteint souvent sur les positionnements politiques en Belgique, il n’est guère étonnant que la controverse des antisystèmes s’y soit invitée avec le PTB. La question a aussi marqué les élections autrichiennes. Et elle se focalise depuis bien longtemps aux Pays-Bas avec Geert Wilders, en Italie avec Beppe Grillo et en Espagne avec Pablo Iglesias, qui sillonne le pays pour dénoncer la « mafia politico-financière » qui « tire les ficelles du système ».
Aucun groupe ou individu ne peut vivre totalement en dehors de la société, sans lien avec elle et sans les compromis que ces liens imposent.
Un antisystème peut en cacher un autre
Chacun y va de son coup de balai, de sa volonté de tourner la page ou de son exhortation au dégagement des élites, des parasites et des profiteurs. On se rend bien compte que les parasites et les profiteurs désignés ou vaguement évoqués par tous ces mouvements ne sont pas identiques. Le même vocable « antisystème » est revendiqué ou utilisé par les commentateurs pour qualifier des mouvements ou des personnalités que tout oppose. Et dont certains s’avèrent, à l’analyse, très bien intégrés dans les systèmes politiques et économiques dominants. Ainsi mis à toutes les sauces, l’antisystème ne veut plus rien dire. C’est un concept fourre-tout, une auberge espagnole où chacun apporte ce qui lui rapporte. Il est aussi pratique qu’il est plastique. Il permet de racoler les ressentiments et de rassembler pas mal de mécontents, même si leurs intérêts et leurs sources d’insatisfaction divergent. Ni les médias ni les candidats ou mouvements qui se revendiquent contre ou hors ne sont jamais très précis sur ce qu’ils entendent par système si ce n’est que c’est l’épouvantail, le bouc émissaire, le responsable de tous les maux. Il suffit de le tenir à distance pour acquérir une nouvelle image ou virginité, pour se dédouaner de tout ce dont se plaint la population, pour se démarquer de tout ce à quoi elle ne croit plus.
Mis à toutes les sauces, l’antisystème ne veut plus rien dire.
Les antisystèmes opportunistes – Emmanuel Macron par exemple – n’entendent nullement bouleverser les grandes tendances politiques et économiques qui dominent le monde (néolibéralisme, austérité sécuritaire, restrictions des droits fondamentaux). Ils veulent se dissocier de leurs prédécesseurs, qui appartiennent au système, pour regagner la confiance des électeurs. Mais à seule fin de prendre leur place pour faire plus ou moins la même chose. Tou.te.s celles et ceux qui se présentent aux élections avec la prétention de changer les systèmes politiques, économiques ou médiatiques dominants – de Marine Le Pen au PTB – ne sont pas en mesure de le faire. Soit ils en sont des rouages essentiels, soit ils n’en auront pas les moyens, soit ils ne seront pas élus. Même Donald Trump et Theresa May ne pourront pas réaliser toutes leurs ambitions les plus inquiétantes. Ils se font déjà rattraper par l’ordre établi, les contre-pouvoirs ou les intérêts supérieurs du marché. Qu’on se rappelle l’exemple de la Grèce d’Alexis Tsipras…
Le ni-ni anarchiste
La mode étant ce qu’elle est, les médias s’intéressent ces derniers temps à d’autres mouvances ou individus antisystèmes qui se souviennent avec Coluche que « si voter changeait quelque chose, ça ferait bien longtemps que ce serait interdit ». Ils ne prétendent ni changer ni renverser le système, mais vivre en dehors de lui. On retrouve de ce côté de vieilles mouvances anarchistes qui, depuis deux siècles, réfléchissent et s’organisent pour expérimenter un projet de société parallèle basée sur l’autogestion et la coopération, avec ses modes de production, de prise de décision, de transmission des savoirs… Un courant anarchiste plus récent ne croit plus à aucun projet. Il s’applique essentiellement à subvertir toutes les institutions du pouvoir afin que leur écroulement rende possibles des rapports humains plus égalitaires et libertaires. Sans tous se revendiquer d’un courant politique, on voit fleurir ici et là des îlots hors système, des formes de vie autarciques ou survivalistes, voire des communes en guerre contre l’Empire (Tarnac). Concrètement, cela passe par le fait de vivre dans des yourtes, de son potager, sans électricité ni eau courante, en pratiquant le do it yourself, en limitant au minimum les contacts avec le reste du monde…
Le « hors-système » est irréaliste
Est-il vraiment possible de vivre hors ou sans système ? À de très rares exceptions près et relevant davantage de la mystique que de la politique, aucun groupe ou individu ne peut vivre totalement en dehors de la société, sans lien avec elle et sans les compromis que ces liens imposent. Ce serait, du reste, une position égoïste – « autour de moi le déluge » – bien en phase avec le système capitaliste tant contesté. Les anarchistes refusent tout système de domination mais leur organisation, de lutte ou de vie, forme tout de même in fine un système, ne serait-ce que par tout ce qu’ils doivent mettre en place pour éviter que ne se réinstallent des relations de pouvoir et des privilèges.
Moins radicales ou davantage conscientes de ce qui les lie au reste du monde, un nombre croissant de personnes continuent à vivre et travailler dans la société mais cherchent à s’autonomiser des systèmes politiques auxquels elles ne croient plus et du système industriel, commercial et financier qui détruit la planète. Elles développent des initiatives locales, des alternatives citoyennes pour produire et consommer autrement : achats groupés, jardins collectifs, paniers fermiers, coopératives d’énergie verte… Autant de microsystèmes d’entraide, d’échanges, de production, de distribution, de monnaie, etc. Dans cette prolifération, il y a à boire et à manger. Si la plupart sont animées de bonnes intentions, certaines véhiculent une idéologie réactionnaire, d’autres reproduisent des mécanismes de domination bien en place dans l’ensemble de la société. Ne répondant pas aux besoins et aspirations de la population (en particulier des classes populaires), elles reposent souvent sur l’entre soi et s’avèrent par-là élitistes. Certains l’assument, d’autres s’efforcent de faire tache d’huile et de changer les rapports sociaux pour que leurs bienfaits profitent à tous. Mais, dispersées et isolées, elles n’offrent pas un rapport de forces suffisant pour engendrer des changements globaux. Cette question est fondamentale pour ces alternatives sous peine de ne constituer qu’un emplâtre sur une jambe de bois ou des ornements dont le système dominant s’accommode très bien et dont il saura tirer des bénéfices. Alors qu’elles préoccupaient énormément (et parfois trop) les mouvements communistes qui contestaient le système capitaliste au siècle dernier, les questions de rapport de forces sont très peu prises en compte et travaillées par ces nouvelles alternatives.
La fin d’une époque
Ces microsystèmes gagneraient-ils à s’articuler davantage les uns aux autres, jusqu’à former un système global alternatif ? Des tentatives de mises en réseau sont en cours mais sont loin de former un système ou de jouer au bras de fer avec les systèmes dominants. Notamment parce qu’on se méfie de toute forme de pouvoir dans ces milieux. Et puis parce que chacun aime malgré tout cultiver son pré carré.
Bien qu’il y ait de tout, du n’importe quoi, voire le pire, dans la nébuleuse des antisystèmes, elle indique qu’il y a quelque chose qui ne tourne plus rond dans le monde actuel, qui s’essouffle et sent la fin de règne. Elle invite à repenser et bousculer les repères et les paradigmes qui organisent la vie en société et structurent la vision implicite des choses, depuis deux siècles, mais qui ne sont plus en phase avec les temps présents.