Gouverner, c’est prévoir. Mais toutes les prévisions ne sont pas tenables. Les partis citoyens espagnols Podemos et Ciudadanos ont, eux aussi, appris à renoncer.
Né en 2014 de la violence de la crise économique et du choix des partis traditionnels espagnols de mener une politique d’austérité, Podemos rassemble trois dynamiques. La première est issue du mouvement des Indignés qui a connu une trajectoire météorique en Espagne. La deuxième résulte de l’investissement politique assumé et coordonné d’un groupe d’universitaires et d’intellectuels. La troisième provient du ralliement, à l’occasion des élections générales du 26 juin 2016, de certaines organisations de la gauche radicale. Unidos Podemos (« Unis nous pouvons ») a obtenu 21,1 % des voix et décroché 71 sièges au Congrès des députés (dont 47 pour le seul Podemos).
Très vite, le parti a voulu gouverner. Ses dix-huit premiers mois ont été marqués par un engagement politico-électoral ininterrompu : élections européennes, nationales, régionales, municipales. Un classique de la démocratie représentative.
Comment un mouvement citoyen « indigné » peut-il s’inscrire dans le processus électoral sans être happé par le système qu’il dit combattre ? Sans doute parce que Podemos fonctionne moins sur un mode horizontal qu’il ne le prétend.
Mais comment un mouvement citoyen « indigné » peut-il s’inscrire dans le processus électoral sans être happé par le système qu’il dit combattre ? Sans doute parce qu’en dépit des débats citoyens à rallonge qu’il affectionne, Podemos fonctionne moins sur un mode horizontal qu’il ne le prétend. Dans son livre Les Gauches radicales en Europe. XIXe-XXIe siècles (1), le politologue Pascal Delwit (ULB) rappelle que chez Podemos, « le programme et la confection des listes sont le fait d’un nombre réduit de cadres, au premier rang desquels Pablo Iglesias, la figure emblématique du parti ». L’objectif final est de « gagner pour transformer la société ». Il ne suffit pas de dénoncer le système et de rester en observateur au balcon. Il faut le conquérir.
Après le succès, le désenchantement
Podemos a dans un premier temps engrangé des résultats électoraux flatteurs – notamment aux élections municipales et générales de 2015. Au soir des élections générales de juin 2016, Podemos et ses alliés se sont classés troisièmes juste derrière le parti socialiste ouvrier PSOE. Ce résultat, cumulé à celui obtenu par l’autre parti issu d’un mouvement citoyen qu’est Ciudadanos, a mis fin au bipartisme qui rythme la vie politique espagnole depuis la fin du franquisme. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Podemos a connu des déboires. Des dissensions sont apparues en son sein. Et le PSOE a repris vigueur.
Cet été, une interview de Manuel Gari publiée par le site À l’encontre a circulé tous azimuts. On y apprend beaucoup sur la somme de renoncements et de contradictions que représente l’engagement politique traditionnel pour un parti né de l’indignation. Manuel Gari est économiste et membre du courant Anticapitalistas de Podemos. Ce qui le fâche ? L’alliance nouée cet été entre Podemos et le PSOE du gouvernement régional de Castille-La Manche (centre de l’Espagne). Bien que son leader Pedro Sanchez affirme vouloir mettre la barre à gauche, le PSOE reste pour une frange importante de Podemos l’un des deux piliers de la caste politique traditionnelle, l’autre étant le Parti populaire (PP) de l’actuel Premier ministre Mariano Rajoy. « Pourquoi faire cette première expérience de cogouvernement dans cette communauté autonome ? », s’interroge un Manuel Gari extrêmement critique. « Parce que le secrétaire général de Podemos de Castille-La Manche, José García Molina, proche de Pablo Iglesias, désire gouverner. Il est arrivé à la conclusion qu’exercer des pressions en dehors du gouvernement ne suffisait pas, car cela n’apporte pas une position de pouvoir, de décision, ne bénéficie pas au personnel qui travaille à ses côtés. Il s’agit d’un phénomène qui combine des intérêts matériels, des vanités personnelles, ainsi qu’une absence de fermeté politique. »
Soif de pouvoir, vanités personnelles, compromissions, tout ce qui fait la politique traditionnelle est ici mis au pilori. Pour Manuel Gari et Anticapitalistas, Podemos aurait dû s’atteler à empêcher la formation d’un gouvernement de droite, c’est entendu, mais depuis les rangs de l’opposition. « À l’échelle des villes comme à Cadiz par exemple », poursuit Gari, « nous ne gouvernons pas avec le PSOE : mais nous avons fait en sorte que le parti socialiste apporte ses voix. Sans cela, il aurait eu des problèmes avec sa base sociale. »
Le réalisme politique, plus fort que l’idéal
Podemos aurait ainsi renoncé à sa stratégie initiale : être « le plus fort à gauche » – donc être devant le PSOE – avant de songer à gouverner. C’est du moins ce qui fut décidé à Vistalegre, en février dernier. Depuis, la position radicale et majoritaire de son leader Pablo Iglesias s’est teintée de compromissions. Au nom du réalisme politique. Un choix qui laissera des traces. Un profond ressentiment et une grande méfiance existent désormais entre les courants qui traversent le parti et s’opposent sur la stratégie à adopter pour gouverner. Podemos marche sur des œufs. Car la mouvance citoyenne ne constitue pas un monopole dont le parti peut tirer des bénéfices inépuisables. En l’espèce, il doit se méfier sur sa droite de Ciudadanos, le Parti de la citoyenneté, nanti de quelques beaux succès électoraux lui aussi.
Ciudadanos est aujourd’hui le quatrième parti espagnol, respectivement derrière le Parti populaire, le PSOE et Podemos. Le programme de la formation emmenée par Albert Rivera est libéral en économie et progressiste sur le plan social. Il souhaite, lui aussi, une régénération politique, s’oppose à la politique traditionnelle et cherche à gagner en influence dans certains domaines, comme la Justice.
Mais si Ciudadanos affirme d’abord être le reflet de la parole citoyenne, sa participation au pouvoir est tout sauf un tabou. Albert Rivera affirme bien haut et fort qu’il ne contractera pas d’alliance avec d’autres partis s’il n’est pas premier dans les urnes. En réalité, sa formation est habituée aux accords et tractations politico-politiciennes. Ciudadanos soutient ou a soutenu des gouvernements régionaux placés sous l’égide du PSOE et PP. Ce parti né en Catalogne en 2006, qui rejette le séparatisme catalan et la corruption des élites politiques, est d’abord un faiseur de rois. Son discours lisse et libéral-centriste attire l’électeur sans que celui-ci ait à procéder à des renoncements idéologiques. Ciudadanos séduit ceux qui veulent changer le système, mais en douceur, là où Podemos s’appuie sur un ras-le-bol citoyen bouillant et frondeur.
(1) Pascal Delwit, Les Gauches radicales en Europe. XIXe-XXIe siècles, Bruxelles, éditions de l’ULB, coll. « UBlire », 2016, 652 pages.