Interview de Jean Faniel, directeur général du CRISP (1)
Les échéances électorales de 2018 et 2019 en Belgique vont-elles booster la réactivité des mouvements citoyens? Oxygène, En marche version noir-jaune-rouge: les petits nouveaux se pressent déjà au portillon. Si l’on peut s’interroger sur la véritable nouveauté de ce phénomène, le besoin de changement semble incontestable.
Espace de Libertés: Un peu partout en Europe apparaissent de nouveaux partis ou mouvements dits citoyens. S’agit-il véritablement d’un phénomène récent?
Jean Faniel: C’est un phénomène qui est loin d’être nouveau. Mais ce qui est important et frappant, c’est qu’il survient en même temps à différents endroits de la planète. Si l’on étudie l’histoire des principaux partis et les clivages qui ont traversé la société belge, au niveau philosophique, socio-économique et communautaire, on constate qu’ils ont marqué des fractures, conduisant chacun à l’émergence de mouvements qui ont réagi à ce qu’ils estimaient être une domination. Nous avons parfois tendance à voir de la nouveauté là où, finalement, nous avons des phénomènes qui sont récurrents, qui portent aussi les marques, les traces ou les caractéristiques de leur propre époque. Je ne veux pas amoindrir la dimension de nouveauté, mais il ne faut pas non plus penser que chaque fois, on réinvente complètement l’eau chaude.
Aujourd’hui, des critiques démontrent une méfiance à l’égard des pouvoirs qui sont prêtés aux groupes d’intérêts financiers, économiques, industriels et aux corps constitués.
Si l’on compare cela aux mouvements de la fin du XIXe siècle (ouvriers, libéraux), nous étions plutôt dans des revendications pour acquérir de nouveaux droits. Est-ce également le cas actuellement?
Ce qui est évidemment différent des mouvements du XIXe siècle, c’est qu’à l’époque, il s’agissait de lutter pour la démocratie, pour l’égalité des droits, pour les droits civils et politiques. Aujourd’hui, ce qu’un certain nombre de mouvements demandent, c’est davantage une refondation de la démocratie, avec des critiques qui ne sont pas toutes nécessairement nouvelles, mais qui démontrent un essoufflement et une méfiance à l’égard des pouvoirs qui sont prêtés aux groupes d’intérêts financiers, économiques, industriels ou de différents ordres et aux corps constitués. L’idée est aussi présente que la démocratie se réduit beaucoup aux processus électoraux et que les élections sont bien imparfaites. Il s’agit d’une vision qui est probablement tronquée, car la démocratie belge est aussi constituée de toute une vivacité associative, avec des syndicats, des mutuelles, des organisations patronales, qui participent à la prise de décision. D’ailleurs, ils sont partiellement mis de côté par le gouvernement fédéral actuel, ce que certains lui reprochent.
Dans les mouvements actuels, n’y a-t-il pas une volonté d’aller vers une démocratie participative et beaucoup plus “horizontale”? Voire proche des mouvements de la transition?
Je pense que c’est antérieur à cela, car si l’on remonte un peu dans le temps, le mouvement altermondialiste a quand même beaucoup porté l’idéal de participation, de renouvellement de la démocratie, notamment par la démocratie participative. On se souvient de la manière dont les altermondialistes ont ramené dans leurs bagages et promu le modèle de Porto Alegre. Elio Di Rupo, avant de devenir Premier ministre, a voulu, à un moment donné, importer cette idée de démocratie participative et l’a un peu fait au niveau local, à Mons, avec toute une série de critiques qui lui ont été adressées. Et si on élargit la focale, ce que l’on appelle en Belgique francophone l’éducation permanente est justement fondée sur cette idée d’associer les publics, entre autres ceux qui sont le plus éloignés de la vie publique, de la réflexion, de la culture, à une participation à la démocratie. Je crois que ce sont des idées fortes et qui restent vivaces dans la société belge. Aujourd’hui, ce terreau peut nourrir la réflexion du renouvellement démocratique.
Ces mouvements citoyens surfent-ils sur la fragilisation des partis traditionnels?
Certaines organisations veulent rester en dehors du champ politique et a fortiori des piliers. D’autres, qui veulent aussi se tenir à distance du champ partisan, souhaitent quand même entreprendre une action politique en tant que groupe d’intérêt et peser sur les partis. Ce qui est clair, c’est qu’il n’y a pas de voie toute tracée. On observe aussi des organisations qui, à un moment de leur histoire, décident de se transformer en parti politique, ce qui n’est pas toujours simple ni souhaité par tout le monde. Cela peut même engendrer des défections. Si l’on prend le cas bien connu de Podemos, en Espagne, la filiation avec le mouvement des Indignés est très nette, mais tous les mouvements Indignés n’ont pas décidé de se transformer en partis politiques. La situation est donc contrastée, avec à la fois des partis anciens qui, même en difficulté, restent dominants à ce stade et la création d’une kyrielle de nouveaux petits partis.
À quoi peut-on s’attendre en 2018 et en 2019?
On pourrait penser, au vu du panorama européen et des changements de rapports de force électoraux parfois brutaux, qu’il pourrait y avoir des résultats assez décoiffants lors des prochains scrutins. Vient se greffer là-dessus la situation que l’on connaît depuis trois mois au niveau francophone, qui renvoie à cette image précisément dénoncée de partis dominants, donnant l’impression de songer davantage à leurs propres intérêts ou à leurs querelles, qu’à l’engagement citoyen et au projet de société. On a l’impression que des choses vont bouger sans que l’on puisse véritablement dire dans quel sens, avec quels résultats et sans exclure que l’on revienne finalement au business as usual, avec des partis restant globalement dans leurs schémas.
Le succès des nouveaux partis en Grèce ou en Espagne, ne serait-il pas dû à la difficile conjoncture socio-économique de ces pays?
Depuis la crise financière et bancaire de 2008, l’on aurait pu s’attendre à une contestation du système de financiarisation de l’économie qui aboutirait à la fin du néolibéralisme et des lignes imposées au niveau européen. Il y a eu un an ou deux de flottement, et finalement, ce n’est pas du tout cela que l’on a observé. Au contraire, on parle aujourd’hui d’une troisième vague d’austérité et ce sont plutôt des partis de droite qui se sont imposés. Cela pose la question du changement. L’idée de rupture est globalement présente dans l’électorat et plutôt bien perçue par les appareils de partis, qui vont se saisir de ce changement, mais qui parfois se heurtent à certaines contraintes pour effectivement changer les choses.
Si l’on évoque le cas de “En marche”, beaucoup d’électeurs ont exprimé un besoin de renouveau, mais en demeurant dans le schéma d’une politique traditionnelle…
La campagne française s’est quand même déroulée d’une manière assez particulière, puisque beaucoup d’électeurs ont vu une opportunité dans la candidature de Marine Le Pen, mais beaucoup plus encore comme un repoussoir. L’idée du changement était donc interprétée très différemment par les uns et les autres. Et puis, l’on a cette figure d’Emmanuel Macron qui sort à peu près de l’inconnu et qui va proposer quelque chose qui apparaît comme novateur et rassurant à la fois, avec l’idée que l’on va prendre le meilleur de ce que l’on connaît. C’est un saut dans l’inconnu, mais avec des parachutes qui sont, eux, relativement connus. En même temps, il est là pour cinq ans : il faut aussi, parfois, donner le temps aux politiques pour changer les choses. Si l’on revient sur le terrain belge, on peut se dire qu’en trois ans, le gouvernement Michel a mis en place une série de mesures qui engendrent aussi du changement, notamment à long terme, en matière de sécurité sociale et de pensions, par exemple. Pour certaines personnes, c’était bien ce qui était souhaité, alors que pour d’autres, c’était peut-être ce que l’on attendait, mais on s’aperçoit finalement que ce n’était pas vraiment ce que l’on voulait, et pour d’autres encore, c’est ce qui était redouté. Évidemment, c’est peut-être plus facile dans le sens voulu par la coalition fédérale actuelle que pour Syriza, en Grèce, qui s’inscrivait en porte-à-faux par rapport aux lignes directrices européennes, qui l’ont obligé à plier.
Que penser des expériences de tirage au sort des citoyens en vue de trouver des solutions par rapport à certaines problématiques?
L’idée du tirage au sort est assez en vogue depuis quelques années, mais ce n’est pas du tout une nouveauté, puisqu’elle nous ramène à la démocratie athénienne, avec le concept de rotation dans les fonctions. Du côté des partis politiques, on l’envisage parfois, mais comme complément à la démocratie représentative. L’on peut se demander si c’est vraiment cela l’idée de ses défenseurs. En même temps, cela peut donner l’illusion qu’il y aurait les bons citoyens qui, eux, font preuve de bon sens et inspirés par l’intérêt général et des politiciens qui ne sont pas capables de se mettre d’accord. Je ne suis pas convaincu. Des expériences sont menées, il sera intéressant de voir ce que cela donne, mais à ce stade, cela demande encore à être testé et évalué.
(1) Centre de recherche et d’information socio-politiques